Portimance

"C'est du grand Jule Mathias ! Et ce dernier tome.... Quelle récompense pour le lecteur ! Assumer Rose, rire avec A Divinis et triper avec Portimance c'est pas rien un auteur qui se réinvente à chaque fois !"

CC

"L'essentiel, c'est l'incroyable beauté du style de l'auteur."

 

   J'ai lu le dernier roman de Jule Mathias, le troisième volume de la trilogie commencée avec « Rose » et poursuivie avec « A Divinis ». Celui-ci s'intitule « Portimance » et j'ai pu le lire avant qu'il ne paraisse car je suis dans les petits papiers de l'auteur, ce qui offre de multiples avantages.
Quel plaisir j'ai pris à cette lecture ! Cet opus est bien le digne successeur de ses prédécesseurs. Au début, je n'ai pas bien vu le rapport avec les deux premiers volets – ce qui n'avait pas d'importance car l'histoire était passionnante –, et puis j'ai fini par comprendre.
Je ne révélerai rien pour ne pas pollugâcher, mais disons que le livre confirme le talent des mille et une nuits de Jule Mathias, à savoir: raconter des histoires dans d'autres histoires.
Le roman est un page turner, on a envie de savoir ce qui va se passer et on est conduit à prendre sur ses nuits. Mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est l'incroyable beauté du style de l'auteur. Par moment, je volais. J'avais eu la même impression en lisant « une saison en enfer » d'Arthur Rimbaud. Une beauté comme celle-là a quelque chose d'envoûtant, d'irréelle, elle transporte dans un autre monde, différent, où la vie est moins douloureuse.
Ainsi, les passages de pure beauté alternent avec les scènes d'action ou de suspense. La palette de Jule Mathias ne s'arrête pas là, car il maîtrise aussi l'humour, une invention superbe en ce qui concerne les prénoms, pour lesquels il se délecte de l'utilisation de caractère originaux, tel qu'un d avec une barre horizontale en travers de sa barre verticale. (Ce procédé, qui m'avait énervé chez Damasio, m'a ravi ici.) Il invente aussi des noms communs, tels que des grades de soldats (légial, cordail). Tout cela fourmille de trouvailles.
Il y a des scènes d'anthologie, des enterrements, des batailles, des meurtres (le terme d'« arme par destination » recouvre, à la fin du livre, un sujet original que seul Jule Mathias pouvait aller chercher).
Voici quelques exemples de phrases glanées au hasard :
« C'est bien, l'a-t-elle regardé, voilà réglée une question importante. »
« — Je m'appelle Pigeac, dit Pigeac. »
Un peu plus loin…
« — Tu t'appelles comment ?
— Pigeac, répond Pigeac. »
Beaucoup plus loin
« comment tu t'appelles ?
— Alderine, dit Alderine rose de fierté sous ses frisettes rousses. »
« La porte a claqué comme une gifle. »
« Il n'a pas peur de mourir. Il danse depuis assez longtemps avec la grande sorgue pour ne plus être impressionné par sa venue. »
« « Il doit pas causer comme nous çui-là » dit le gars avant d'écraser mon foie sous ses phalanges. Je me penchai vers le sol pour voir si je n'y avais pas laissé tomber mon souffle, puis ils m'empoignèrent chacun un bras et nous partîmes sur cinq pattes. »
« T'es pas allé à l'école toi et tes phrases allons biquet ? »
« Dans le rai lumineux de la fenêtre où dansent des galaxies de poussière dorée, les pointes des lames jettent çà et là un éclat. Scie à refendre, scie à araser, scie à tronçonner à deux mains, scie à guichet, scie à chantourner… »
Jule Mathias, c'est aussi le festival du vocabulaire. Ce gars-là, il se farcit deux ou trois pages de dictionnaire chaque fois qu'il se pose sur le trône, si ça se trouve. Et pas du petit dictionnaire, du gros, du en plusieurs volumes, du qu'on achète d'habitude parce que ça fait bien dans la bibliothèque. Il les connaît par cœur, le bougre !
Pour épargner le boulot aux feignasses, j'ajoute ici un petit lexique. J'ai consulté les archives nationales et j'ai engagé trois détectives privés pour l'établir, car mon dictionnaire Auzou ne fut pas toujours à la hauteur, et je voudrais épargner cette peine aux futurs lecteurs.
Advertance : vigilance, lucidité (c’est le contraire « d'inadvertance », tout simplement)
Athanée : lieu de réunion avant des obsèques.
Caliborgnon : bigleux.
Caractères blèches : mou, faiblard.
Célicole : habitant ou adorateur du ciel.
Chantourner : découper, évider (un objet) selon un dessin déterminé.
Conglober : réunir en globe, en boule.
De cujus : défunt.
Ductile : pouvant être étiré sans casser.
Ganacherie : caractère d'une personne sans intelligence.
Pardienne : interjection.
Spume : liquide organique qui ressemble à de l'écume.
Sycophante : délateur.
Des yeux térébrants : perçants, profonds, déchirants.
Turlutaine : marotte.
 

Michel Zvenigorosky

 

"Je crois qu'il n'y a pas d'autres romans au monde qui ainsi s'achèvent. Quel talent !"

GES

"Une claque littéraire"

 

J'ai eu le privilège de découvrir en avant-première dans la touffeur de la rentrée littéraire PORTIMANCE de Jule Mathias . Avec ce troisième opus, Jule Mathias livre une fois encore un curieux objet littéraire : inclassable, envoûtant, dense, sidérant, touffus et sombre comme une forêt par temps d'orage filmée par Kassovitz.

Comment décrypter ce roman déroutant, excessif, délirant, aussi répulsif qu'addictif, foisonnant de personnages aux noms improbables sortis d'une imagination sans bornes ? On y trouve tous ceux destinés à la Malebolge et ses dix fosses de l'enfer dantesque : les déviants, les corrompus sont pléthore, tuant, violant, torturant à tout va dans des délires guerriers. Apologue d'un monde en déliquescence dans lequel l'humain perd son humanité, corrompu par l'appât du gain et la griserie du pouvoir ? Les scènes extrêmes et sanglantes qui jalonnent les deux premiers livres atteignent ici une forme de paroxysme, mêlant les émotions exacerbées (amour vs haine) qui s'affrontent, se confrontent dans les chairs mises à mal. Tandis qu'un microcosme de société se forme, avec ses sages qui détiennent les secrets de la construction en des temps reculés, en des lieux inhospitaliers -on songe à Lord of the flies qu'aurait revu Christophe Bier- ce n'est qu'au vingt-sixième chapitre et après que les années ont passé que l'on retrouve Rose et Pamphile.

Ce sera aussi sur eux, spectateurs et acteurs de la sédition qui se joue face au tyran, que se baissera le rideau, en compagnie d'une tueuse aux « armes » très particulières. Entre-temps, on aura assisté à la « Naissance d'une nation » : l'épopée d'exaltés qui s'acharnent à la construction d'une cité -radieuse ? – en des lieux aux confins de la terre, où les tours sont ternaires, comme celles du palais du roi Hérode à Jérusalem, ou bien le pâle souvenir d'une Babel oubliée quand, à l'instar des bâtisseurs de cathédrales, l'une d'entre eux possède la sagesse du nombre d'or. Mais les humains sont guidés par leur soif de conquête, de domination, de mainmise sur l'autre à la couleur de peau si sombre, de tentative génocidaire et de traîtrise au mépris des valeurs humanistes délaissées mais que quelques esprits éclairés tenteront de défendre.

Il est impossible de résumer ce roman, aussi effrayant qu'un film d'horreur qu'on ne peut s'empêcher de regarder en frémissant. Faut-il y voir une fable ? Une allégorie ? Une réflexion philosophique sur notre société dont la cité Portimance et le bas-quartier de Mos-Ialpea seraient les parangons? Pamphile aime Rose, la victime son bourreau, interrogeant sur l'être profond d'un individu. Pourront-ils enfin vivre libres et heureux ?

Jule Mathias ose écrire et décrire l'indescriptible et l'indicible de l'humaine nature, avec parfois quelques traits d'un humour bienvenu et rafraîchissant. Une lueur d'espoir se profile : peut-être est-il possible de garder foi en l'être humain, en dépit de toutes les abominables turpitudes dont il est capable. L'écriture est précise, ciselée, érudite, le style particulier celui d'un écrivain exceptionnel au panthéon de la littérature française. Le choix de présent de narration pour mener ce troublant récit permet une immersion totale, sans mise à distance. Une claque littéraire hors norme dont on ne sort pas indemne. À réserver à un public averti.

Julie-Anne de Sée

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